«Avec la révolution grecque commence le siècle des nationalités en Europe»

Libération,  25 mars 2021

Entretien avec  Fabien Perrier   

https://www.liberation.fr/international/europe/avec-la-revolution-grecque-commence-le-siecle-des-nationalites-en-europe-20210325_75ZKQOT2IJDXTEHKJD3BDBO7CY/

Ce jeudi 25 mars, la Grèce fête le bicentenaire de sa révolution. En mars 1821 éclatent

dans le Péloponnèse des soulèvements : les insurgés veulent mettre fin à la domination de

l’Empire ottoman et revendiquent l’indépendance de la Grèce. Les combats qui s’ensuivent,

pendant dix ans, sont meurtriers. Un mouvement de soutien aux insurgés naît en Europe,

les Philhellènes. Parmi eux, les Romantiques Lord Byron, Eugène Delacroix, Victor Hugo…

En 1832, la Grèce devient indépendante, mais il faudra attendre 1946 pour que ses

frontières actuelles soient fixées. Reste que le premier Etat grec indépendant est proclamé.

Antonis Liakos, professeur émérite d’histoire à l’université d’Athènes, explique ce moment

fondateur dans l’histoire du pays mais aussi de l’Europe.

Que représente la fête nationale du 25 mars en Grèce ?

Cette date est choisie comme celle du début de la révolution grecque de 1821. Elle a,

certes, une coloration religieuse [le jour de l’Annonciation dans le calendrier orthodoxe,

ndlr]. D’autres dates auraient pu être retenues. Mais le fait est que la Grèce est un pays né

d’une révolution, et non d’une guerre ou d’un royaume. Cette révolution fonde une tradition

démocratique forte en Grèce.

Pourquoi la révolution commence-t-elle en 1821 dans le Péloponnèse ?

L’Empire ottoman vit une série de crises. Il est déstabilisé par les guerres napoléoniennes,

et notamment la campagne d’Egypte. En février, une première insurrection a lieu en

Valachie, à la frontière entre l’Empire ottoman et la Russie. Elle échoue. Mais, en mars

1821, des soulèvements ont lieu dans le Péloponnèse sur fond de crise économique dans

l’Empire ottoman. Cette région avait une place à part : elle était plus isolée du centre du

pouvoir et avait été alternativement sous domination ottomane et vénitienne. Ensuite, une

société secrète établie sur le modèle de la franc-maçonnerie, l’Hétairie (Filikí Etería), y était

bien implantée. Elle véhiculait des principes libéraux d’émancipation nationale. Le pouvoir

central n’a pas pu juguler la contestation. Ainsi, au bout d’un an de lutte, le souffle pour

établir un territoire libre a débouché sur la déclaration d’indépendance du Péloponnèse, le

15 janvier 1822.

Les Grecs ont cherché à se libérer de la domination ottomane…

C’est plus compliqué car la population grecque n’était pas un ensemble unique. D’ailleurs,

avant la révolution, le mot «grec» n’était pas utilisé. Cette population était appelée

orthodoxes ou roms. Elle était composée de différents groupes sociaux. Certains

participaient au régime ottoman, comme les dignitaires, les ambassadeurs, les gouverneurs

 de différentes régions. D’autres étaient des propriétaires terriens. D’autres, dans les

montagnes, vivaient du pâturage et de l’agriculture. Enfin, les gens des îles faisaient du

commerce ou étaient des pirates. Tous n’étaient pas réellement sous le joug des Ottomans.

Etait-ce, alors, une révolution ? Une guerre de libération ?

Ce n’était pas une révolution au sens marxiste, avec un basculement du rapport de force

entre classes sociales. D’ailleurs, après 1821 et pendant des années, les grands

propriétaires ont conservé leurs domaines. Ce fut pourtant une révolution sociale dans le

sens où un nouvel Etat a été créé, organisé comme la plupart des Etats européens, avec un

gouvernement, des citoyens, une assemblée… Un système éducatif, une armée nationale

ont été introduits. Incontestablement, ce fut le début de l’indépendance grecque. Des

institutions laïques ont été établies. Le citoyen a été créé… et le mot «grec» est utilisé

massivement.

Quel a été le rôle du mouvement philhellène ?

Il a aidé la révolution ! Les Philhellènes ont instruit les révolutionnaires et transmis l’idée de

«grécité», d’«hellénicité». A la création de l’Etat grec, la représentation qu’ils avaient de

cette «grécité» a joué un grand rôle. Ils admiraient les Grecs anciens. Ils ont politisé cette

«grécité» et l’ont liée à la création d’un nouvel Etat. Ils ont également joué un rôle en

Europe de l’Ouest où ils ont poussé leurs gouvernements à soutenir la cause de la

révolution grecque.

Le philhellénisme est-il le premier mouvement qui, en Europe, parvient à unir des

artistes, des intellectuels, des écrivains pour une même cause ?

Oui, même si le philhellénisme était constitué de plusieurs groupes. Qu’il s’agisse de la

Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, il y avait des philhellènes

radicaux et d’autres plus conservateurs, proches des pouvoirs en place. Même en Russie, il

y avait Pouchkine mais aussi des aristocrates, très conservateurs, qui voyaient dans la

nouvelle Grèce une forme de forteresse orthodoxe en Méditerranée orientale ! Ce

mouvement était un mélange des Lumières et de romantisme.

L’Etat grec est créé en 1832, lors de la conférence de Londres où se réunissent la

France, le Royaume-Uni et la Russie. Othon de Bavière devient roi de Grèce. Cette

conférence marque-t-elle la fondation de l’idée d’Europe ?

Je ne dirais pas ça. En revanche, la création de la Grèce moderne a lancé le siècle des

nationalités. Après la révolution grecque, d’autres mouvements nationaux ont émergé : en

Bulgarie, dans les Balkans, en Italie… Le mouvement national grec était le premier à avoir

occupé l’histoire du XIXe siècle. L’Etat grec national était le premier état national en

Méditerranée orientale et en Europe du Sud.